amour sans attachement

Le non-attachement
Lama anila Tsultrim

 

Ceci est la façon la plus rapide d'obtenir l’éveil, mais il faut qu'il y ait de notre part une ouverture. Cette ouverture est difficile à développer, en particulier pour nous, Occidentaux. On la nomme la dévotion ; on peut aussi l’appeler le respect ou la confiance, confiance totale, abandon, lâcher prise, non-attachement. Non-attachement à ce petit moi, cette entité à laquelle on tient tant et que l’on estime à un degré extrêmement élevé. On se considère soi-même comme étant la perle rare de l’univers. A cause de cette arrogance, on peut ne pas comprendre qu'il soit possible de demander à quelqu’un d’autre de nous apporter quoi que ce soit. On ne voit pas comment on pourrait obtenir quelque chose de plus puisque l’on est déjà parfait. On est attaché à son moi, à son être, comme étant quelque chose d’extrêmement parfait. En croyant cela, on réduit notre esprit à un moi transitoire. On ne voit pas les perturbations qui le recouvrent.

 

Ainsi, le premier stade pour recevoir l’éveil est de pouvoir comprendre que, peut-être, l’on n’est pas si parfait que cela, que, peut-être, l’on pourrait évoluer. L’humilité est extrêmement difficile. Pour obtenir cette grâce de l’être éveillé, cette bénédiction, il faut cultiver une ouverture d’esprit. Si l’on n’y arrive pas, alors on continue, avec la prière de refuge que l’on dit trois fois et dans laquelle il y a moins besoin d’avoir cette dévotion. On s’appuie sur soi-même, sur sa propre nature éveillée, ce qui, peut-être, est plus facile. On dit : " Je prends refuge en le bouddha, le dharma et la sangha afin d’atteindre l’éveil – moi-même – et une fois que j’aurai atteint l’éveil, je fais le souhait d’aider tous les êtres qui emplissent l’univers à l'atteindre à leur tour. "

Là, il y a deux aspects : le premier qui est se libérer soi-même de la souffrance correspond à ce que l’on nomme dans le bouddhisme, le petit véhicule, le hinayana ; c’est la motivation pour soi. Ce n'est pas négatif, ni considéré comme étant à supprimer, au contraire ; on a droit au bonheur. Malgré tout, on peut estimer que l’on est " un " parmi les milliards d’êtres de l’univers et que peut être les autres aussi ont droit au bonheur. On étend alors cette motivation, cette intention de bonheur, à tous les êtres. On fait le souhait qu’une fois éveillé soi-même, on pourra œuvrer pour le bien des êtres. C’est la motivation du mahayana, du grand véhicule. " Grand " dans le sens où l’état d’esprit qui englobe tous les êtres est plus grand que l’état d’esprit qui ne considère que soi, qu’un être à aider, à libérer de la souffrance. On continue ensuite par cette merveilleuse prière " des quatre pensées illimitées " décrivant les qualités des êtres éveillées qui ont complètement libéré leur esprit de la souffrance.

Le non-attachement à l’autre, l’amour

Ces quatre pensées sont : la pensée d’amour, la pensée de compassion, la pensée de joie, et la pensée d’équanimité. La première pensée dit : " Puissent les êtres obtenir le bonheur et les causes du bonheur. " C’est l’amour illimité. On voit bien que ce n’est pas ce que l’on appelle amour dans la vie de tous les jours. Ce n'est pas " mon chéri, je t’aime ", avec l’idée : " j’espère que tu m’aimes ! ". C’est plutôt quelque chose de vaste, d’illimité. Cela s’adresse à tous les êtres sans exception. Et puis le sentiment lui-même n’est pas un sentiment de possessivité ou d’amour pour soi-même. C’est un sentiment totalement détaché, où l’attachement n’intervient pas. Voilà le deuxième aspect du non-attachement. C’est un amour qui désire le bonheur de l’autre et non pas le sien propre. Voilà ce que l’on appelle amour illimité. La compassion est le souhait complémentaire à l’amour : " Puissent tous les êtres être libérés de la souffrance et des causes de la souffrance ". Ce n’est pas ce que l’on appelle compassion dans notre quotidien, qui est assimilée à de la pitié, de la condescendance, de la commisération. Avec ce que nous appelons compassion, on est content, il y a une espèce de sentiment de supériorité par rapport à l’autre. " Moi, je ne suis pas comme cela, c’est malheureux pour lui ! ". Ce n’est pas du tout la compassion considérée comme une qualité dans le bouddhisme vajrayana. La compassion d’un être éveillé est le sentiment insupportable de la souffrance des êtres et le désir vraiment intense de les libérer tous de cette souffrance. Il y a vraiment une énergie dans cette compassion assez puissante pour qu’on l’appelle même une énergie courroucée, c’est-à-dire une énergie qui va employer tous les moyens pour sortir les êtres de la souffrance.

L’attachement à l'ego, racine de notre souffrance

Il y a différents types de non-attachement. Le premier non-attachement est le non-attachement le plus fondamental, le plus ultime, le plus difficile : abandonner l’attachement et la saisie que l’on a de soi-même comme étant l’être le plus important au monde. C’est vraiment l’attachement qui crée la souffrance, qui est la cause de la souffrance, qui fait qu’on réduit l’espace à soi. On ne voit plus que soi-même. C’est la définition même de la souffrance. Lorsqu’on est refermé sur soi-même, incapable de voir les autres autour de soi, l’univers devient intenable. Cela peut prendre différentes formes. Tout le monde connaît la dépression. L’état dépressif est vraiment l’état où l'on est centré sur soi : on ne pense qu’à soi, on est incapable d’avoir une ouverture sur le monde extérieur.

Les souffrances mentales graves, comme la paranoïa par exemple, sont des états où l'être est uniquement centré sur soi. Nous-mêmes n’en sommes peut-être pas à ce point là, cependant, notre esprit a tendance à se centrer sur lui-même. C’est une tendance fondamentale. Cela s’accentue par moment lorsque nous avons des problèmes dans nos vies. C'est ce qu’on appelle la souffrance : l’attachement à l’ego. En tibétain, il y a un mot pour exprimer cela " naguien ", qui veut dire : " moi roi ". On se considère soi-même comme le roi de l’univers, le centre du monde. Evidemment, comme tout le monde pense la même chose, c’est ce qui crée les petits problèmes de notre existence. On appelle un être réalisé " le vainqueur de l’ennemi " : cela ne veut pas dire qu’il a vaincu quelqu’un, un ennemi extérieur, mais qu’il a vaincu l’ennemi intérieur qu'est cet ego, cette croyance dans un moi supérieur et différent des autres.

C’est de cela dont il faut se débarrasser, l’emprise de l’ego sur notre esprit. Cela ne veut pas dire que l’on va se débarrasser de notre personnalité. Il n’est pas question de devenir un légume, un bout de bois. Vaincre l’ego ne veut pas dire tuer la personnalité. Au contraire d’ailleurs, si vous avez rencontré des êtres éveillés, vous aurez remarqué qu’ils ont tous une personnalité très forte. Ils ont tous quelque chose de très puissant et sont tous différents les uns des autres. Par exemple, Guendune Rinpoché était très différent de Lama Jigmé Rinpoché. Tous les deux sont des êtres éveillés mais chacun avec sa personnalité. Il n’est donc pas question de supprimer la personnalité, mais de détendre la crispation mentale de l’esprit sur " moi ", ce qui est différent. C’est cela qu’on appelle le non-attachement au niveau ultime. Ensuite, il y a ce qu’on appelle le non-attachement au niveau relatif qui consiste à s’entraîner à voir à quel point, du fait de cet attachement fondamental, on est, dans la vie, attaché à des milliers de choses, d’êtres et à quel point cela crée des perturbations et des souffrances.

L’attachement aux autres, les émotions conflictuelles

Du fait de l’attachement à moi comme étant supérieur aux autres, on considère les autres comme étant des gens à attirer à soi, ceux qu’on aime avec l’amour occidental (le problème est que l’on n’a pas deux mots différents pour différencier l’amour altruiste, et l’amour égoïste). C’est ainsi que se crée la première émotion conflictuelle : le désir attachement.

Ce désir attachement consiste à vouloir pour soi ce qui nous plaît. Cela parait légitime, cela peut l’être, mais souvent, on ne considère, du fait de notre attachement à nous-mêmes, que notre propre point de vue, notre propre bien, sans considérer le bien de l’autre, ce qui fait que l’autre se sent complètement " lésé ", complètement noyé, et qu’il nous le fait savoir : " lâche-moi ", " laisse-moi respirer, tu m’étouffes, je veux de l’air ". Cet attachement-là est très étouffant. A un moment donné, il va y avoir la fuite de l’être aimé, ou des mots désagréables. Tout simplement parce que nous avons confondu amour et attachement. C’est une deuxième cause de souffrance. Du fait de l’attachement à soi, l’amour que l’on pourrait avoir pour les autres se transforme en souffrance.

La première émotion conflictuelle, le désir attachement, peut se transformer en amour véritable si l’on opère une transformation, une transmutation, si l’on travaille cette émotion dans son essence, et si l’on arrive à trier ce qui est dans cet amour la part fondamentalement pure, altruiste, que l’on va garder et la part fondamentalement égoïste, qui crée la souffrance. C’est extrêmement difficile à trier car les deux sont mélangées, imbriquées l’une dans l’autre. Même l’amour d’une mère pour son enfant, considéré dans le bouddhisme comme étant le summum de l’amour véritablement altruiste, même cet amour là est entaché d’attachement. Une mère aime son enfant et serait capable de donner sa vie pour lui, c’est vrai. Mais le problème est qu’elle aime son enfant, et pas l’autre. Et puis, elle l’aime à condition que... il y a des conditions, cela se voit surtout lorsque l’enfant grandit. On désire quelque chose de l’enfant, on désire qu’il fasse tel métier, telle chose particulière que nous n’avons pas faite nous-mêmes, tout un aspect psychologique personnel entre en conflit avec la personnalité de l’autre. Il est très difficile d’y voir clair.

Il y a quelque chose à purifier au niveau de la possessivité, de la possession. C’est ce qui est exprimé par ce magnifique poème : " Nos enfants ne sont pas nos enfants, ils sont les enfants de la terre et du ciel… ". Nos enfants ne nous appartiennent pas. C’est très difficile pour une mère d’accepter ce fait. Il y a tout un travail à faire sur ce sentiment même. Ensuite il y a un travail à faire sur l’être en particulier : pourquoi cet être et pas les autres ? On peut alors étendre cet amour que l’on éprouve pour un seul être à d’autres.

Un être éveillé ayant complètement réalisé la nature de son esprit aime tous les êtres comme une mère aime son enfant unique. Il développe cet amour-là envers les êtres qu’il côtoie. Cela peut paraître extrêmement difficile. C’est ce que l’on appelle l'amour sans attachement. Cela ne veut pas dire : pas d’amour, non-amour. On peut avoir une mauvaise compréhension de ce que veut dire le non-attachement. Par exemple, on rentre à la maison en déclarant : " Ma chérie, je dois te dire quelque chose : il faut que je me détache !". Ce n’est pas de cela dont il s’agit ! Il n’est pas question de se débarrasser de l’autre. L’autre n’est pas la cause de notre souffrance, mais c'est bien plutôt notre façon d’établir des relations avec lui ou elle. Ce qu’il faut transformer est notre relation à l’autre; il s’agit de se débarrasser de notre saisie égoïste. C’est très difficile. Comment y arrive-t-on ? Dans le bouddhisme, il y a deux moyens.

Le premier est un moyen ultime, absolu, le deuxième est un moyen relatif, dans la vie quotidienne. Le moyen absolu est la méditation, qui est le support nous permettant de réaliser le non-attachement ultime, c’est-à-dire, de voir à quel point l’attachement à l’ego est quelque chose d’inutile, de futile. Le deuxième outil s’appelle la méditation dans l’action. Dans la vie quotidienne nous allons travailler directement sur les émotions, notamment sur le désir attachement. En tant qu’être humain, on est très attaché ; on souffre non seulement d’attachement envers d’autres personnes, mais aussi d’attachement envers les objets qui nous entourent.

Grâce à la méditation sur laquelle on s’appuie, on va essayer d’y voir clair dans la vie de tous les jours. A l’intérieur des émotions, à l’intérieur du désir attachement, on va faire le tri entre ce qui est égoïste et ce qui est altruiste, entre ce qui est la part de souffrance, ce qui crée la souffrance, et ce qui est l’amour ultime qui apporte le bonheur non seulement à soi-même mais à tous les êtres. Cela parait difficile mais se fait tranquillement, à chaque instant. On a beaucoup de chance parce que l’on a toutes les possibilités d’appliquer ce travail mental : nous avons la chance d’être entouré de milliers d’êtres, de rencontrer des centaines d’êtres, et de pouvoir donc appliquer cet amour altruiste à une échelle assez grande puisque tous les jours, nous rencontrons beaucoup d’êtres.

Non-saisie, lâcher prise

Il y a une petite différence entre les émotions et les pensées. Les émotions sont des pensées plus une énergie ; il y a une impulsion qui nous pousse à agir. Alors que la pensée en essence n’est rien qu’une bulle d’air, l’émotion est en plus une impulsion qui nous pousse à agir dans une certaine direction. Elle vient juste après la pensée. Il faut éviter de se laisser attacher, attraper par la pseudo réalité de l’émotion. C’est plus difficile qu’avec la pensée parce qu’il y a cette énergie que l’on peut plus difficilement diluer.

Ce que l’on appelle pensée est un phénomène qui dure une fraction de seconde, mais en une fraction de seconde, il se passe beaucoup de choses. Le phénomène de la pensée est beaucoup plus subtil que ce que l’on perçoit en fin de compte. Lorsqu’on considère un objet, par exemple un verre d’eau, il y a le phénomène premier de la perception pure. Le deuxième stade est celui de la sensation : on voit une couleur (une transparence), on sent (c'est inodore), on touche (c'est liquide), on peut goûter (c'est sans saveur). Troisièmement, on nomme, c’est la dénomination. On pense : " C’est un verre d’eau ". C’est le stade de la reconnaissance, le moment où l'on conceptualise l’objet. A la quatrième étape vient l’émotion. On peut considérer que l’on aime ou que l’on n’aime pas l’objet. Si j’ai soif : " Oh ! Un verre d’eau ", si je n’ai pas soif : " Beurk, de l’eau ! ". L’émotion est totalement aléatoire. Le cinquième stade est ce que l’on appelle la saisie émotionnelle, l’élucubration mentale. Sur cette base d’émotion, je commence à construire une histoire. Par exemple : " Que c’est gentil de m’avoir donné de l’eau " ou " On aurait pu me faire du thé quand même ! " Tout dépend de l’état d’esprit dans lequel je suis, c’est complètement aléatoire, fortuit, là aussi.

La plupart du temps, on n’a conscience que du dernier stade, c’est-à-dire du discours mental. Parfois, lorsque l’on commence à méditer, c’est uniquement de cela que l’on a conscience : le fil de nos élucubrations mentales. Ce qu’il faut faire alors, c’est ne rien faire. Laisser ce flot des pensées superficielles s'écouler, s’épancher. On regarde cela comme on regarderait un film, sans le prendre au sérieux, sans agir. Méditer veut dire : ne pas se laisser entraîner à agir, ni emporter par l’émotion, voir que c’est simplement du bluff, du vide. C’est un peu comme Ulysse qui était attiré par les sirènes, c’est la même chose. On se méfie, et comme l’on n’est pas assez fort soi-même, on fait comme Ulysse, mais au lieu de s’attacher au bateau avec des chaînes, on s'assoit sur le coussin de méditation, et l’on s’y attache avec des chaînes mentales. En méditation, nous ne cherchons pas à supprimer les pensées, sinon cela voudrait dire que l'on ne ferait pas de travail sur le désir attachement, simplement on serait aveugle et sourd. Il n'est pas question de supprimer toute la structure mentale, mais simplement d'en voir l'essence vide, l'essence non existante. C'est beaucoup plus subtil. Il faut voir l'essence totalement illusoire des émotions qui nous interpellent. Nous sommes toujours un peu tiraillés entre le désir de se lever et d'aller courir vers l'une ou l'autre émotion. Si c'est l'émotion de désir, on veut vite courir acheter vingt verres semblables par exemple, ou si c'est l'émotion de colère, on peut avoir envie d'aller interpeller la personne qui a acheté " cette horreur ". La colère est aussi une émotion qui nous habite et nous pousse à agir. Nous sommes habités par la saisie de l'émotion. Nous sommes prisonniers, esclaves de l'émotion.

Si on se laisse avoir, on a perdu. C'est-à-dire qu'on s'est complètement laissé prendre par l'émotion. On a perdu le contrôle de son esprit. Nous, Occidentaux, qui sommes si fiers de notre autonomie, de notre intelligence, de notre liberté, et bien là, nous nous sommes laissés complètement saisir, avoir par quelque chose de plus fort que nous. Et l'on se rend compte que nous sommes complètement prisonniers de nos tendances, de nos instincts, de nos émotions.

La méditation consiste à ne pas se laisser submerger par cette saisie, cet attachement mais plutôt à laisser passer l'émotion sans s'y attacher. Si l'on ne se laisse pas aller à agir selon l'émotion, celle-ci étant de nature totalement vide, va se libérer d'elle-même, s'évanouir toute seule. Cela peut être très rapide ou très lent. Tout dépend à quel niveau on est attaché à l'émotion. Mais de toute manière, il est sûr qu'elle se libère à un moment donné toute seule. On y arrive en méditant. Cela peut prendre des années, tout dépend de l'intensité que l'on met à pratiquer. C'est un entraînement de l'esprit. Tout dépend de la volonté que l'on applique à cet entraînement ainsi que du résultat que l'on veut obtenir ; tout dépend de la motivation que l'on a. Si l'on veut être totalement libéré des émotions, on travaille dessus avec l'intensité nécessaire. Si l'on a une grande motivation, on pratiquera intensément et le résultat sera rapide. Voilà pourquoi il y a les retraites de trois ans, trois mois, trois jours, dont vous avez sûrement entendu parler. Les personnes se mettent en retraite et pratiquent la méditation de façon intensive pendant tout ce temps. Leur intention est de se libérer définitivement de la souffrance. Donc elles emploient les moyens nécessaires et efficaces pour s'en libérer et cela marche.